CHAPITRE II
AVIS DE DÉCÈS
Jimmy Lorrimer était un des plus vieux amis de Luke et ce fut tout naturellement chez lui que Luke s’installa dès son arrivée à Londres. Ils passèrent ensemble une joyeuse soirée et Luke avait encore un reste de migraine quand, le lendemain, il s’assit à table pour le petit déjeuner. Il ouvrit un journal du matin et, laissant refroidir sa seconde tasse de café, il relisait pour la troisième fois un simple fait divers quand il se rendit compte brusquement que Jimmy lui parlait.
— Excuse-moi ! Tu disais ?
— C’est la politique qui t’absorbe à ce point ?
Luke fit la grimace.
— Tu ne voudrais pas !… J’étais en train de penser qu’il y a de drôles de coïncidences. Une brave vieille dame avec qui j’ai voyagé hier s’est fait écraser dans Whitehall…
— Comment sais-tu qu’il s’agit d’elle ?
— Je peux me tromper, mais c’est le même nom : Pinkerton. Elle traversait la chaussée quand elle a été renversée par une auto. Elle a été tuée sur le coup. La voiture ne s’est même pas arrêtée.
— Pas joli, ça !
— Pauvre vieille ! Ça me fait de la peine. Elle me rappelait ma tante Mildred.
— Quelqu’un qui trinquera, c’est le type qui tenait le volant. Il sera poursuivi pour meurtre ! Ni plus, ni moins. Je finirai par ne plus oser conduire.
— Qu’est-ce que tu as comme voiture, en ce moment ?
— La nouvelle Ford. On peut dire ce qu’on veut…
La conversation devint sévèrement technique.
Une huitaine de jours plus tard. Luke, qui feuilletait le Times, poussa une exclamation.
— Ça, alors !
Jimmy leva la tête.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
Luke resta muet. Ses yeux demeuraient fixés sur le journal. Jimmy répéta sa question. Luke le regarda, avec une expression si bizarre que Jimmy s’inquiéta.
— Qu’est-ce que tu as ? Tu as vu un revenant ?
Luke ne répondit pas. Il lâcha son journal, alla à la fenêtre, puis vint se rasseoir. Jimmy le regardait avec un étonnement croissant.
Luke, enfin, se décida à parler.
— Tu te souviens de cette vieille dame avec qui j’avais voyagé, le jour de mon retour ?
— Celle qui te rappelait ta tante Mildred et qui s’est fait écraser ?
— Oui. Écoute-moi bien ! Elle m’avait raconté tout un roman, pour m’expliquer qu’elle venait à Londres pour demander au Yard d’enquêter sur une série de crimes commis dans son village. En bref, il y avait là-bas un assassin en liberté, et qui ne rechignait pas à la besogne.
— Tu ne m’avais pas dit qu’elle était cinglée !
— Je ne l’ai jamais pensé.
— Allons, mon vieux, réfléchis ! Un assassin qui fait le gros…
Avec un peu d’impatience dans la voix, Luke coupa la parole à son ami.
— Je n’ai jamais cru qu’elle était folle. J’avais seulement l’impression qu’elle laissait courir son imagination. Les vieilles gens, ça leur arrive…
— Soit ! Disons qu’elle déraillait un peu. Pour moi, je pense…
— Il ne s’agit pas de ce que tu penses, Jimmy ! Moi, ce sont des faits que je te donne en ce moment !
— Bon, bon ! Continue.
— Elle m’a donné des détails, me nommant deux victimes, si je me souviens bien, et m’expliquant ensuite que ce qui l’affolait, c’est qu’elle connaissait celle qui allait suivre.
— Et alors ?
— Alors, il se trouve que, je ne sais pourquoi, le nom de cette victime à venir, je l’ai retenu. Il s’agissait d’un certain docteur Humbleby, de qui elle disait qu’il était « un vrai brave homme ».
— Ensuite ?
— Ensuite ? Lis ça !
Luke tendait le journal à Jimmy, en lui indiquant de l’index quelques lignes, dans la rubrique « Nécrologie ».
Humbleby. – On annonce la mort du docteur John Edward Humbleby, décédé subitement le 13 juin en son domicile, Sandgate, Wychwood-under-Ashe. De la part de Jessie Rose Humbleby, son épouse. Obsèques vendredi. Ni fleurs, ni couronnes.
— Alors, Jimmy ? Qu’en penses-tu ?
Jimmy ne répondit qu’après un instant de réflexion.
— J’avoue, dit-il, que c’est une coïncidence curieuse.
— Est-ce bien une coïncidence ?
Luke s’était mis à marcher de long en large dans la pièce.
— Que veux-tu que ce soit, Luke ?
Luke se retourna brusquement vers son ami.
— Je ne veux rien, mais suppose que cette brave vieille bique ait dit vrai, que l’histoire fantasmagorique qu’elle m’a racontée ne soit que la pure vérité !
— Allons, allons ! Un assassin qui travaille à la chaîne, c’est quand même dur à avaler ! Il y a des choses qui n’arrivent pas.
— Et Abercrombie ? Combien a-t-il fait de victimes, lui ?
— Plus encore qu’on ne l’a su, j’en conviens. Le coroner du coin était le cousin d’un copain à moi et je connais assez bien l’affaire. Il a d’abord été prouvé que Abercrombie avait rectifié le vétérinaire du patelin avec de l’arsenic. Là-dessus, on a exhumé le cadavre de sa femme : il était bourré de poison. On a découvert ensuite qu’il avait, par le même moyen, liquidé son beau-frère, puis d’autres personnes qui le gênaient. D’après mon copain, Abercrombie avait au moins quinze meurtres sur la conscience. Quinze !
— Tu vois ! Ces choses-là arrivent.
— Oui, mais pas souvent.
— Qu’en sais-tu ? Elles sont peut-être plus fréquentes que tu ne penses !
— Le métier t’a bien marqué. Tu ne peux donc pas oublier que tu as été policeman, maintenant que tu es un civil comme les autres ?
— Il faut croire que non. Raisonnons, veux-tu ? Abercrombie, persuadé qu’il ne serait jamais pris, a pratiquement mis lui-même ses cadavres sous le nez des flics. Comme par bravade. Mais suppose qu’une vieille fille du cru, avant qu’il n’en vînt là, ait deviné son trafic et qu’elle ait couru au Yard pour l’accuser. Crois-tu qu’on l’aurait écoutée ?
Jimmy ricana.
— Sûrement pas !
— C’est bien ce que je pense. On lui aurait dit qu’elle déraillait, comme tu l’as dit tout à l’heure, ou qu’elle était victime de son imagination, comme je l’ai dit, moi, à ma brave vieille. Or, Jimmy, nous nous serions trompés, toi comme moi !
Lorrimer réfléchit un instant, puis il dit :
— En fin de compte, que crois-tu ?
Parlant très lentement, Luke répondit :
— Pour moi, la situation est celle-ci. On m’a raconté une histoire, improbable, mais non pas impossible, la mort du docteur Humbleby donne à penser qu’elle est vraie et un autre fait me paraît lourd de sens. Cette histoire improbable, miss Pinkerton voulait la raconter à la police. Elle se rendait à Scotland Yard. Elle n’y est pas arrivée. En route, elle a été renversée et tuée par une auto qui ne s’est pas arrêtée.
— Tu ignores si elle a ou non été à Scotland Yard… Elle peut avoir été écrasée après sa visite, et non avant.
— C’est exact, mais je ne le crois pas.
— Simple supposition !… Au total, si j’ai bien compris, tu crois à… un sombre drame ?
Luke secoua la tête.
— Je n’ai pas dit ça. Je dis seulement que l’affaire vaut d’être regardée de près.
— Ce qui revient à dire que c’est toi qui vas alerter Scotland Yard ?
— Ce n’est pas mon intention, au moins pour le moment. Comme tu l’as toi-même fait remarquer, la mort de ce Humbleby n’est peut-être qu’une coïncidence.
— Alors, si je ne suis pas indiscret, que te proposes-tu de faire ?
— J’ai envie d’aller moi-même voir sur place ce qu’il en est.
— Vraiment ?
— Je ne vois pas d’autre moyen de se faire une opinion.
Jimmy regardait Luke avec stupeur.
— Tu parles sérieusement ?
— Aucun doute.
— Et si, au fond de tout cela, il n’y a rien ?
— C’est ce qui pourrait arriver de mieux.
— Oui, bien sûr…
Fronçant le sourcil, Lorrimer ajouta :
— Mais ton opinion est faite, n’est-ce pas ?
— Ne crois pas ça ! Je partirai sans idée préconçue.
Un silence suivit.
— As-tu un plan ? reprit Jimmy. Pour t’installer là-bas, il te faudra donner une raison…
— Probablement.
— Tu peux dire « sûrement » ! Te rends-tu bien compte de ce qu’est un village anglais ? Les nouveaux venus y sont examinés sous toutes les coutures !
— Il me faudra adopter un déguisement, dit Luke avec un sourire contraint Qu’est-ce que tu me suggérerais ? Peintre ? Je ne sais même pas dessiner…
— Pour un peintre « moderne », ce serait plutôt une bonne note !
Luke suivait son idée.
— Écrivain ? Des romanciers qui vont se cacher dans une auberge de village pour écrire leur prochain chef-d’œuvre, on en voit. Pêcheur ? Ça me plairait. Mais faudrait être sûr qu’il y a par là une rivière poissonneuse. Je pourrais aussi être un malade à qui on a recommandé l’air de la campagne, mais je n’ai pas la tête de l’emploi. Un monsieur qui cherche une villa à acheter ? Pas fameux, hein ? Enfin, quoi, Jimmy, il doit bien y avoir pour un homme en excellente santé une raison valable d’aller faire retraite, durant quelque temps, dans un patelin de son choix !
— Une seconde ! dit Jimmy. Tu veux me passer le journal ?
Jimmy jeta un rapide coup d’œil sur l’entrefilet annonçant la mort du docteur Humbleby, puis il s’écria, avec l’accent du triomphe :
— C’est bien ce que je pensais !… Mon vieux Luke, je vais t’arranger ça en moins de deux… Ça marchera comme sur des roulettes !
Luke se campa devant son ami.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce nom de Wychwood-under-Ashe me rappelait quelque chose, expliqua Jimmy. Et, de fait, je ne me trompais pas !
— Est-ce que, par hasard, tu aurais encore un copain qui connaît le coroner du patelin ?
— J’ai mieux que ça, mon gars ! Mon père ayant eu douze frères et sœurs, je me trouve pourvu, tu le sais, d’une kyrielle de tantes et de cousins. Et, écoute-moi bien, j’ai une cousine à Wychwood-under-Ashe !
— Tu es un type merveilleux.
— N’est-ce pas ?
— Parle-moi de cette cousine !
— Elle s’appelle Bridget Conway et, depuis deux ans, elle est la secrétaire de lord Whitfield.
— Le propriétaire de ces sales petits journaux hebdomadaires…
— Lui-même ! Le bonhomme est d’ailleurs assez déplaisant. D’une prétention que tu n’imagines pas. Né à Wychwood-under-Ashe, il est très fier d’être devenu quelqu’un par ses seuls moyens et c’est une des raisons qui l’ont ramené dans son village natal. Il a acheté la seule propriété acceptable de l’endroit – elle appartenait autrefois à la famille de Bridget – et il s’applique à en faire un « domaine modèle ».
— Et ta cousine est sa secrétaire ?
Jimmy fit la grimace.
— Elle l’était. Depuis, elle a pris du galon : elle est devenue sa fiancée.
— Ah !
— Évidemment, il vaut la peine d’être épousé : il roule sur l’or. Bridget n’a pas eu de chance avec un certain jeune homme qui l’a salement laissé tomber et l’aventure lui a enlevé bien des illusions. Je crois donc que ce mariage qu’elle a en vue peut fort bien tourner. Elle se montrera sans doute avec lui gentille, mais ferme, et elle le mènera par le bout du nez.
— Et comment vais-je me présenter là-bas ?
Jimmy attendait la question et sa réponse était prête.
— Tu viens t’installer pour un bout de temps et je crois que le mieux est que tu te donnes pour un cousin de Bridget. Elle en a tant qu’elle peut bien en avoir un de plus ! J’arrangerai ça avec elle, ça ne fera pas un pli ! Nous avons toujours été très copains, elle et moi. Quant à ce qui justifie ta présence, c’est tout simple : la sorcellerie !
— La sorcellerie ?
— Oui, les croyances et superstitions locales, les recherches folkloriques, tout le truc… À Wychwood-under-Ashe, ça n’étonnera personne. Le village est un des derniers où les sorcières se réunissaient pour le sabbat. Tu écris un bouquin sur la sorcellerie et tu viens te documenter. Le rôle n’est pas difficile à tenir : tu te balades avec un carnet de notes et tu interviewes les vieux du village sur les coutumes et les traditions du pays. Ils ont l’habitude. D’ailleurs, résidant à Ashe Manor, tu ne seras suspect à personne.
— Mais lord Whitfield ?
— Rassure-toi, il sera très bien. Il est parfaitement inculte et d’une crédulité rare : il croit même ce qui s’imprime dans ses journaux ! Bridget se chargera de lui, je réponds d’elle.
— Je ne puis pas te dire combien je te suis reconnaissant…
Jimmy ne permit pas à Luke d’achever sa phrase.
— Tout ce que je te demande, dit-il, c’est, le cas échéant, de me convier à l’hallali.
Remarquant l’air songeur de Luke, il ajouta :
— À quoi penses-tu ?
— À quelque chose que m’a dit la vieille dame en question et dont je viens de me souvenir à l’instant. Je lui avais dit qu’il fallait être très fort pour commettre une série de meurtres et ne pas se faire pincer. Elle m’a répondu que je me trompais et qu’il n’y avait rien de plus facile que de tuer. Je me demande…
— Tu te demandes ?
— Je me demande, dit lentement Luke, s’il est vraiment facile de tuer.